"Ce qui barre la route fait faire du chemin" (Jean de La Bruyère - 'Les Caractères')

mardi 25 janvier 2011

Un Jardin envahi par les ronces


Je referme, après l’avoir lu, un livre gorgé de bruit et de fureur, de hargne et de remords. Ce n’est pas une lecture de tout repos. L’auteur est profondément malheureux. Il s’agit d’Alexandre Jardin.

Oui, le même Alexandre Jardin qui avait signé jadis «Bille en tête», «Le Zèbre» ou encore «Fanfan». Depuis ces bluettes virevoltantes, Alexandre a vieilli et, à 46 ans, il livre 300 pages sombres et exaltées sous le titre : «Des gens très bien» (Grasset – 2011).

C’est un règlement de compte avec lui-même par le prisme du fantôme de son grand-père, Jean Jardin, qui fut pendant l’Occupation le directeur de cabinet de Pierre Laval, président du Conseil dans la France vichyste.

On n’en sort pas, de cette période !

Ces derniers jours, l’ombre de Louis-Ferdinand Céline a ressurgi (voir en cliquant ici mes commentaires sur le lamentable épisode Serge Klarsfeld/Frédéric Mitterrand). J’ai dit également (cliquez ici) mon étrange fascination à propos de ces quatre années noires. Et je vous ai dit aussi avoir lu récemment (cliquez ici) le pavé de Dan Franck sur le comportement des artistes et écrivains à cette époque.

Dans l'actualité de ce mardi 25 janvier, reviennent encore l'Occupation et la déportation, avec la repentance tardive et forcée de la SNCF. Le président de la Société Nationale des Chemins de Fer Français, Guillaume Pépy, né 13 ans après le suicide d'Hitler et la fin du IIIème Reich, a exprimé les "regrets" de son entreprise à propos de l'aide logistique qu'elle a apportée dans les années 40 dans le bon acheminement ferroviaire des convois se dirigeant vers les camps d'extermination nazis.

Aux commandes de ces trains, les cheminots français, à la frontière allemande, passaient le relais à leurs collègues germains. Les cheminots français ont été, par ailleurs, parmi les plus actifs combattants de la Résistance, plus courageux par exemple que Jean-Paul Sartre (intellectuel timoré du Café de Flore) et André Malraux (aventurier phraseur, gaulliste d'apparat).

Pour la SNCF, cette repentance est largement commerciale car il s'agit pour elle de vendre plus facilement le TGV français en Floride. La contrition est un préalable à la signature d'un éventuel contrat. Il n'empêche qu'une fois encore, aujourd'hui même, cette page opaque de notre roman national a été ouverte.

La débâcle de juin 1940 et ses suites pétainistes sont comme une immense balafre sur notre Histoire, une plaie ouverte sur laquelle, périodiquement, on verse du vinaigre.

Alexandre Jardin s'y emploie avec obstination. Ce romancier léger et à succès (il se colle lui-même cette étiquette) répète à l'envi dans son dernier livre qu’il porte depuis l’enfance le poids du silence imposé par sa famille sur le passé du patriarche mort en 1976, Jean Jardin, surnommé «le nain jaune».

Ce ne sont pas les ouvrages qui manquent pour décrire ce personnage. C’est Pascal Jardin, fils de Jean et père d’Alexandre, qui a brossé le premier portrait (aimable et tolérant) dans un livre intitulé justement «Le Nain Jaune» (Julliard – 1978).

Huit ans plus tard, Pierre Assouline s’empare du sujet et nous offre «Une éminence grise» (Balland – 1986). Assouline est un flâneur régulier de l’Occupation. Il s’est beaucoup penché sur la question. Il faut lire notamment son «Lutétia» (Gallimard – 2005), chronique de cet hôtel parisien qui hébergea les officiers allemands avant de recueillir les rescapés des camps de la mort.

Nous avons sur cette période, Assouline et moi, exactement le même recul historique, à quelques heures de différence. Par un hasard extraordinaire, nous sommes nés le même jour de la même année : le 17 avril 1953.

Pierre Assouline, dans son livre, a dépeint Jean Jardin avec sollicitude et attention. Quoique Juif, c’est l’approche coutumière d’Assouline. Ses racines n’ont jamais influé sur ses perspectives. C’est cela qui m’avait séduit et troublé dans son rapport très personnel avec Lucien Combelle, journaliste collaborationniste que j’avais connu personnellement à la fin de sa vie.

Quand je dis «Combelle collaborationniste», je fais un raccourci injustement réducteur. Combelle était ami de Céline et de Léautaud. Combelle fut ami de Léautaud beaucoup plus que Pierre Perret n'a prétendu l'être ! Combelle fut aussi secrétaire de Gide.

Dans ces temps compliqués, il n’y avait pas que des brutes incultes, des miliciens obtus, façon «Lacombe Lucien». Il y avait des jeunes gens confrontés à un contexte, somme toute, indéchiffrable. Ce qui avait conduit Combelle à collaborer (le mot est lourd) à «Je suis partout».

L’Histoire ne s’écrit pas en noir et blanc, surtout quand le vert-de-gris s’y mêle. Il faut lire «Le fleuve Combelle» de Pierre Assouline (1997, Calmann-Lévy – republié en ‘Folio’) pour appréhender les mirages auxquels cette génération a été confrontée.

Je reviens à la famille Jardin sur laquelle nous sommes donc puissamment documentés. Alexandre Jardin a écrit un roman sur son père Pascal en choisissant comme titre le sobriquet donné à son géniteur : «Le Zubial» (Gallimard – 1997). Parce qu’il y avait visiblement tant de choses à dire sur la famille Jardin, Alexandre a récidivé ensuite en écrivant : «Le roman des Jardin» (Grasset – 2005).

N’en jetez plus ! La coupe est pleine ! Ce patronyme Jardin, à force d’être sarclé, pourra-t-il refleurir ?

C’est l’objectif que se fixe Alexandre Jardin dans ce livre «Des gens très bien». C’est une entreprise d’élagage. Pour permettre à ses propres enfants de respirer enfin, Alexandre veut couper les branches mortes, en commençant par l’excroissance protubérante de son grand-père, Jean Jardin, bras droit de Laval quand Vichy approuvait la rafle du Vel d’Hiv.

Pierre Assouline a produit une critique féroce du dernier livre d’Alexandre Jardin qui est pourtant son ami. Assouline écrit ceci sur son blog: «‘Des gens très bien’ est à la littérature sur l’Occupation ce que ‘La Rafle’ est au cinéma sur l’Occupation : du pathos.» (pour lire le texte complet d'Assouline, cliquez ici)

Cela me semble bien sévère et, pour tout dire, hors de propos.

Alexandre Jardin, en crachant son venin à longueur de pages sur la mémoire de son grand-père, ne prétend pas faire œuvre d’historien. En écrivant, Alexandre accomplit sa catharsis. C’est son épuration (autre mot fortement connoté), son épuration à lui, à retardement. On a tondu des femmes à la Libération. Alexandre ne coupe pas les cheveux en quatre : du passé familial, il fait table rase.

La famille Jardin, depuis des décennies, a voulu enjoliver la figure du «Nain Jaune» : un simple exécutant, un fonctionnaire docile, un patriote perdu. Aujourd’hui encore, un oncle et cousin d’Alexandre entretiennent cette légende expurgée.

Alexandre écorche inlassablement son Papy pour mieux se laver lui-même d’une longue et lourde culpabilité. Culpabilité sans doute démesurée et infondée : un petit-fils est-il responsable des actes de son grand-père ? Doit-il les expier par une auto-flagellation littéraire ?

Alexandre Jardin pense que c’est nécessaire. Il en a viscéralement besoin. Alexandre est convaincu que son grand-père, bras droit de Laval, ne pouvait pas ne pas connaître l’horreur qui découlerait de la rafle du Vel d’Hiv.

Les historiens sont plus prudents. Même l’un des meilleurs spécialistes de cette époque, Jean-Pierre Azéma, n’a pas cette certitude absolue.

Azéma, historien émérite de l’Occupation, est lui-même le fils d’un collabo notoire. Azéma (qui a été mon prof comme il a été celui d’Alexandre Jardin), lui aussi, à sa façon, a voulu toute sa vie défricher cet enclos maudit des années 40. Alexandre Jardin a demandé à Jean-Pierre Azéma de lire son manuscrit avant publication. Azéma n’y a apporté que des corrections mineures.

Alexandre Jardin, en convoquant devant nous le souvenir encombrant de son grand-père, n’a pas voulu jouer à l’historien. Il a simplement voulu mettre en ordre ses affaires personnelles. Il a voulu crever un abcès. La famille Jardin, nous dit-il, a toujours réussi à auréoler d’un halo diffus et favorable la silhouette tutélaire du grand-père Jean.

Alexandre veut dissiper ce brouillard. Il veut humer de l’air frais. Son entreprise est poignante. Son livre est une épreuve. Le lecteur espère qu’après ce violent cri de douleur, Alexandre ira mieux. Il nous le dira peut-être dans son prochain ouvrage.