"Ce qui barre la route fait faire du chemin" (Jean de La Bruyère - 'Les Caractères')

samedi 30 juillet 2011

L'adagio n'est pas d'Albinoni

On en apprend tous les jours et c’est une bonne chose. C’est même essentiel. Ce matin, dans «Le Figaro», sous la plume d’Alain Duault, j’ai appris que le célébrissime «Adagio» d’Albinoni n’avait pas été composé par le musicien vénitien au XVIIIe siècle mais par un musicologue italien au milieu du... XXe siècle !
Albinoni avait été en son temps un compositeur prolixe. Mais il n’a jamais écrit ce morceau, devenu une «scie» musicale mise à toutes les sauces, parfois les plus épaisses.
L’anecdote est piquante. Voici comment Alain Duault la raconte :
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(...) Un certain Remo Giazotto, né en 1910, ayant découvert à la fin des années 30 l'existence de Tomaso Albinoni, alors totalement oublié, a entrepris de faire revivre l'œuvre du musicien vénitien.
Giazotto fait plusieurs séjours à Venise, traque tout ce qu'il peut trouver sur celui qui est devenu l'objet de sa dévotion et décide de dresser le premier catalogue complet de l'œuvre d'Albinoni. Mais l'époque n'est guère propice à l'épanouissement de la musicologie: l'Europe est secouée de convulsions et, alors que Giazotto comprend que l'essentiel des manuscrits qu'il recherche se trouve en Allemagne, le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale paralyse son travail.
Pourtant, Remo Giazotto tente par quelques articles et conférences d'attirer l'attention sur cet Albinoni qui demeure obstinément inconnu. Et, à peine la guerre finie, Remo Giazotto se précipite à la bibliothèque de Dresde où divers recoupements lui donnent la conviction de pouvoir retrouver l'essentiel de l'œuvre de celui qui l'obsède.
Hélas, le terrible bombardement de Dresde a fait de la belle ville baroque un champ de ruines encore presque fumantes quand Remo Giazotto y arrive, au printemps 1945. Mais, on le sait, la passion est un formidable moteur : s'orientant difficilement entre les gravats qui jonchent les rues, Remo Giazotto retrouve la fameuse bibliothèque et, à partir de documents d'archives qu'il s'est procuré, il parvient à en reconstituer le plan.
Se faufilant entre les murs encore debout, les excavations, les pierres entassées maladroitement par les premiers sauveteurs, il se dirige vers ce qui a dû être la salle des manuscrits où il croit pouvoir retrouver le trésor convoité, les partitions des opéras d'Albinoni. Hélas, l'odeur entêtante des cendres refroidies, les pierres calcinées, les tas de suie noire dans lesquels il patauge le désespèrent. Il comprend peu à peu que tout a brûlé, que tout a disparu, que tout est perdu.
Que se passe-t-il alors? Giazotto racontera plus tard que, fouillant avidement ces ruines, il aurait retrouvé un manuscrit, un feuillet qu'il aurait identifié comme un fragment d'une sonate d'église appartenant à l'opus 4 d'Albinoni, datant de 1708.
Ce fragment aurait contenu en tout et pour tout une basse chiffrée ainsi que l'amorce sur quelques mesures d'une ligne de violon qui pourrait être l'esquisse d'un mouvement lent de cette sonate d'église d'Albinoni...
Beaucoup de conditionnels donc pour un document... que Remo Giazotto se refusera constamment à produire ! Toujours est-il que, à partir de ce fragment qu'il a peut-être rêvé (quelle tristesse c'eût été de revenir de Dresde les mains vides !...), Remo Giazotto va alors, dès son retour en Italie, composer cet « Adagio en sol mineur pour cordes et orgue »en l'attribuant à Albinoni.
Et l'œuvre est si prenante, si harmonieuse, si belle... qu'elle va révéler le nom d'Albinoni: c'est ce que souhaitait Remo Giazotto. Il a réussi. En 1958, les prestigieuses Editions Ricordi publient cet «Adagio d'Albinoni» ainsi qu'il est présenté au grand public, qui s'en enchante...
D'innombrables arrangements, adaptations, réorchestrations et interprétations diverses fleurissent dans tous les styles (symphonique, variété, flamenco, jazz, pop, rock, techno...), les Doors dans les années 60, Lara Fabian en 2000 s'en emparent, le cinéma et la télévision l'utilisent à tour de pellicule... Ainsi, grâce à cet habile pastiche, le nom d'Albinoni est universellement connu : c'était le vœu de Remo Giazotto, qui meurt, lui, totalement inconnu en 1998. 

Un détail encore : Tomaso Albinoni meurt à Venise le 17 janvier 1751, mais l'«Adagio d'Albinoni», œuvre de Remo Giazotto, mort en 1998, n'entrera dans le domaine public qu'en... 2068 !

©Le Figaro/Alain Duault
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