"Ce qui barre la route fait faire du chemin" (Jean de La Bruyère - 'Les Caractères')

lundi 27 février 2012

"The Artist" : dans les vieilles marmites, on fait les meilleures soupes

«Flatttery will get you everywhere». La flatterie mène à tout. C'est ainsi que débute l'article du «New York Times» qui rend compte du palmarès de la cérémonie des Oscars à Los Angeles. C'est parce qu'il flatte habilement Hollywood que «The Artist» a raflé les récompenses américaines les plus convoitées. Le film avait certes déjà été distingué par d'autres jurys étrangers. Mais pour triompher dans la Mecque du cinéma, il fallait séduire les jurés en leur disant tout simplement : «Je vous aime».

«The Artist» a conquis les professionnels américains parce que c'est un film à la gloire d'Hollywood, un hommage aux origines, à l'époque très formatée des studios tout puissants. Ce système est aujourd'hui totalement éclaté. Il y a une trentaine d'années, le cinéma dit «indépendant» (aujourd'hui en déshérence) avait mis en pièces ce fonctionnement confortable dont les jurés des Oscars, attachés à un mythique «âge d'or», ont un certaine nostalgie.

Cette année, 5783 professionnels au total avaient le droit de voter. Chaque corporation vote pour ses homologues (les acteurs pour les acteurs, par exemple). Ce vaste jury est vieillissant : moyenne d'âge de 62 ans. Les hommes sont surreprésentés par rapport aux femmes et les votants issus des minorités (noirs, hispaniques, etc.) sont rares. C'est un panel généralement conservateur sur le plan artistique et esthétique. Il privilégie toujours les films «mainstream» au dépens des œuvres novatrices ou dérangeantes. Certes, «The Artist» sort de l'ordinaire dans la forme (un film muet en noir et blanc) mais son scénario est d'un grand classicisme. En outre, le film évite totalement les sujets qui fâchent : la politique, l'économie, le social. C'est rassurant.

«The Artist» est un film français mais son scénario n'a pratiquement aucune référence à la France. C'est un avantage considérable. Il est entièrement tourné en Californie, avec beaucoup d'acteurs américains ou anglo-saxons et des équipes techniques américaines. Tout cela compte beaucoup car le jury des Oscars est composé de professionnels américains. Ils votent de préférence pour leur pairs. «The Artist» est aussi un film qui ne parle pas, et surtout pas le français. Tout pour plaire. C'est du «made in France» largement délocalisé.

Le film a eu l'immense avantage d'être fortement soutenu par Harvey Weinstein, potentat américain du 7ème art, dont la machine à gagner les Oscars est redoutable. C'est lui qui a organisé l'intense tournée promotionnelle dans les médias américains à laquelle Jean Dujardin s'est si bien prêté. Si Harvey Weinstein avait défendu un autre film, «The Artist» n'aurait eu que des miettes et n'aurait sans doute pas été sélectionné. Car la grosse artillerie Weinstein fonctionne dès les premiers stades de la compétition.

«The Artist» est un bon film, largement au dessus du niveau moyen de la production française. Il tranche sur le tout venant tricolore : comédies navrantes, tourments des bobos, histoires policières vaseuses. Mais est-il pour autant le meilleur film de l'année dans le monde ? On peut vraiment se poser la question.

Les compétitions organisées au Royaune Uni, en Espagne et en France ont choisi sans hésiter «The Artist». Il n'y avait sans doute pas, dans la production européenne, un film plus rassembleur.

Du côté des Etats-Unis, les récompenses accordées à «The Artist» par les Golden Globes et les Oscars démontrent davantage le recul quantitatif et qualitatif de la production américaine. On peux dire que «The Artist» a été couronné par défaut.

La crise frappe le cinéma outre-atlantique. On y tourne moins de films, la fréquentation des salles a subi une forte chute. Les recettes sont au plus bas depuis 1995. La production américaine est beaucoup moins audacieuse et diversifiée que par le passé. Ce qui permet encore à cette industrie de fonctionner, ce sont les films d'action ou les comédies potaches pour adolescents. Ces produits standardisés ont vocation à être distribués sans difficulté dans le monde entier. Business is business. Il y a forcément un nivellement par le bas. Hollywood use jusqu'à la corde les vieilles recettes : les remakes et les suites («Ghost Rider 2», «Voyage au centre de la terre 2 », etc.)

Il reste peu de place, peu d'argent et peu de spectateurs pour des films plus exigeants ou plus originaux. C'est ainsi que «Tree of Life» (Palme d'Or à Cannes en 2011) de Terrence Malick a fait un flop au box-office américain. C'est un film magnifique mais difficile d'accès. Le travail de Malick (nominé cette année dans la catégorie des réalisateurs aux Oscars) est exceptionnel, comme pour chacun de ses films. Les Oscars ont préféré récompenser le Français Michel Hazanavicius (réalisateur de «The Artist»). Malick est pourtant un auteur majeur dont l'inventivité et le talent sont bien supérieurs à ceux du Français. Mais Malick n'entre pas dans le moule des Oscars. Et comment juger la splendeur picturale de «Tree of life» en regardant un DVD sur un écran de télé ? Les jurés des Oscars ne vont pratiquement plus au cinéma. En majorité, ils jugent les films en les voyant chez eux grâce aux DVD distribués par les organisateurs. Cela change totalement la perception.

On peut aussi regretter l'absence dans la compétition de «Drive», le remarquable film américain du danois Nicolas Winding Refn. Un marketing idiot a présenté ce film comme une énième course poursuite de bagnoles dans Los Angeles. C'est en réalité une œuvre complexe, très lente et perturbante. L'acteur principal, Ryan Gosling, propose une interprétation intériorisée, glaciale et quasi mutique. Le film n'a pas été sélectionné par les Oscars. C'est un oubli regrettable.

Dernier exemple : «The Descendants» d'Alexander Payne, avec George Clooney. Le film a connu un certain succès aux Etats-Unis. C'est un film accessible, l'un des rares de la compétition à se situer dans l'époque contemporaine, pas dans une époque révolue. Mais c'est une histoire décalée : le portrait d'une famille déboussolée dans le décor faussement paradisiaque d'Hawaï. Clooney est à contre-emploi : il joue un mari trompé qui perd ses certitudes. Il livre sans doute la meilleure performance de sa déjà longue carrière. Mais les Oscars lui ont préféré Jean Dujardin, tout à fait honorable, mais qui défend un rôle plus facile et, surtout, plus positif. L'Académie du cinéma américain redoute les prises de tête. Si Clooney avait été l'acteur principal de «The Artist» (on peut l'imaginer sans peine), il aurait décroché l'Oscar.

Ce sont ces éléments qu'il faut prendre en compte pour évaluer les 5 Oscars de «The Artist». Ne boudons pas notre plaisir. Réjouissons-nous de la reconnaissance internationale accordée à une production française. Ce n'est pas si fréquent. Mais cette année, plus encore que l'habitude, les jurés pantouflards des Oscars ont choisi la sécurité et se sont tournés vers le passé. Old is gold.

vendredi 24 février 2012

Dans le Chaudron de La Réunion


Le Chaudron brûle à La Réunion et c'est un mauvais signe. Le Chaudron est un quartier populaire et pauvre de Saint-Denis, préfecture de ce département d'Outre-Mer situé à 11.000 kilomètres de la Tour Eiffel. Onze heures d'avion, si loin, si proche.

Quand vous arrivez à l'aéroport Roland Garros (aucun rapport avec le tennis : Roland Garros était un Réunionnais, héros de la première guerre mondiale, aviateur mort aux commandes de son appareil sur le front de la Grande Guerre), vous êtes accueilli par deux drapeaux : le drapeau tricolore et le drapeau étoilé de l'Europe. Oui, vous êtes en Europe. Plus précisément, selon le jargon bruxellois, vous êtes dans une «région ultrapériphérique». Ne vous laissez pas influencer par les palmiers, la chaleur humide et les paysages volcaniques. Ici, c'est un morceau d'Europe, un poste avancé (ou reculé) de la République Française.
Le Chaudron, c'est la Courneuve des tropiques, un quartier de grands ensembles édifié dans les années 60 à l'initiative du premier ministre Michel Debré, élu de La Réunion. Implanté sur l'emplacement de la première usine sucrière de l'île au XIXème siècle, le Chaudron est un concentré des difficultés et des contradictions de La Réunion : chômage, désœuvrement, dépendance aux aides sociales. Au Chaudron, malgré le bleu turquoise de l'Océan Indien qu'on aperçoit du haut des tours, l'espoir est mince.

Le quartier est à fleur de peau et s'est déjà soulevé violemment. En février 1991, des émeutes y avaient fait 8 morts. L'élément déclencheur n'avait pas été les conditions sociales et économiques. Le Chaudron s'était indigné de la fermeture par le CSA d'une télévision qui émettait sans autorisation : Télé Free Dom. Cette fois, en 2012, la «vie chère» et le prix élevé des carburants ont servi d'étincelles à l'embrasement.

La vie est chère à La Réunion. L'île importe l'essentiel de ce qu'elle consomme. Les prix dans les magasins sont en moyenne supérieurs de 15% à ceux observés dans l'Hexagone, même dans les grandes surfaces largement implantées. Sur les 820.000 habitants du département, 160.000 ne touchent que le RSA. Le chômage frappe trois fois plus qu'en métropole : il frôle les 30% et atteint 60% chez les moins de 25 ans. La vie est chère pour tout le monde, sauf pour les fonctionnaires métropolitains bénéficiant d'une prime d'éloignement très confortable et qui empochent parfois le double de leur salaire de base.

La Réunion est un endroit magnifique justement apprécié par les touristes. Ils constituent la principale ressource, loin devant la canne à sucre en déclin constant. On vient de loin pour profiter des montagnes luxuriantes, des lagons et des plages. Mais cette géographie exceptionnelle, sur un territoire presque quatre fois plus petit que la Corse, a ses revers : la population se concentre sur une étroite bande côtière, surtout au Nord et à l'Ouest. Les transports en commun sont insuffisants. La circulation automobile est un enfer, digne de la région parisienne. Le sentiment d'enfermement, inhérent à l'insularité, est amplifié par l'isolement. Les voyages à l'extérieur ne sont pas à la portée de tous. Les billets d'avion sont un luxe.

Cette île, où je viens d'effectuer plusieurs séjours, est en outre hantée par le sentiment d'un danger diffus et permanent : les cyclones, le volcan toujours actif et, récemment, les immenses feux de forêt et les attaques de requins. Ce ne sont pas des anecdotes. Ces sujets reviennent sans cesse dans les conversations, comme de sourdes menaces.

La Réunion, département d'Outre-Mer, a cependant un gros atout : les tensions raciales sont beaucoup moins vives qu'aux Antilles françaises. L'Histoire du peuplement tardif de l'île explique cette harmonie relative. Ce gros caillou, pourtant sur le trajet des grandes voies maritimes, était désert jusqu'au XVIIème siècle. Les colons français, en s'y installant, n'ont chassé personne. Il n'y a pas eu à l'origine, comme dans d'autres endroits du globe, de persécution et d'extermination. Certes, plus tard, l'esclavage a été pratiqué par l'enrôlement de force d'Africains et de Malgaches. Ensuite, après l'abolition, des immigrés ont afflué pour travailler : des Tamouls, des musulmans venus d'Inde, des Chinois. Les conditions étaient difficiles. La Réunion était une colonie aux mains des blancs. Aujourd'hui, les descendants de ces communautés diverses coexistent plutôt paisiblement dans une religiosité intense. Les églises et les mosquées sont pleines, les temples Tamouls pullulent.

Cette identité très forte est entachée par la violence domestique et l'alcoolisme. Le rhum (pratiquement détaxé) fait des ravages. Les faits divers sont terribles et fréquents : viols, femmes battues, crimes de sang souvent à l'arme blanche.

Il faut prendre en compte cet environnement complexe pour évaluer les soubresauts actuels. Les Réunionnais qui ont rêvé jadis à leur indépendance ne la réclament plus. Sur l'île, la natalité est forte, la population est jeune. Et c'est cette jeunesse qui est sans travail, sans perspective. Dans le quartier du Chaudron, les «casseurs» interpellés ces derniers jours sont des adolescents, presque des enfants, sans motivation politique précise. Ils ne sont pas manipulés. Ils sont désespérés.

C'est à eux qu'il faut s'intéresser d'urgence, sous peine de voir toute La Réunion se transformer en chaudron.

dimanche 19 février 2012

Un déçu du sarkozysme tenté par Mélenchon




J'avais voté pour Nicolas Sarkozy aux deux tours de l'élection présidentielle de 2007. Je ne le ferai pas à nouveau en 2012. 

Il y a cinq ans, je croyais que cet homme intelligent et volontaire allait enfin bousculer les mauvaises habitudes de la France. Donner à «notre cher et vieux pays» (comme disait De Gaulle) un bon coup de pied au cul. Il en avait besoin et c'est toujours le cas.

Par le passé, j'avais toujours voté à gauche. Pour Sarkozy, j'acceptais de faire une exception. Face à lui, l'imprévisible et fantasque Ségolène Royal ne me paraissait pas crédible. Je pensais, à tort, que le candidat de droite pourrait secouer le cocotier.

Un nouvel élu à l'Elysée dispose d'un temps très court pour faire passer les réformes les plus difficiles. Au début de son mandat, porté par l'euphorie de la victoire, il peut imposer à ses partisans enamourés des changements salutaires. Après, au bout de quelques mois, le charme de la nouveauté s'émousse et les pesanteurs du corporatisme et des lobbys bloquent à nouveau toutes les initiatives.

Nicolas Sarkozy a totalement raté le début de son quinquennat. Quand l'entame est moisie, le reste du pain pourrit très vite.

J'étais Place de la Concorde le soir de sa victoire, le 6 mai 2007. Je voulais voir ça. Je voulais comparer l'ambiance avec celle du 10 mai 1981, Place de la Bastille, où j'étais également présent, à l'occasion de l'élection de François Mitterrand. La Bastille, c'était formidable. Le désenchantement qui a suivi a duré 14 longues années.

La Concorde, le 6 mai 2007, c'était lugubre. La foule était assez clairsemée. Le vainqueur festoyait avec ses amis au Fouquet's et se faisait attendre. Sur la scène installée devant l'obélisque, des politicards ébahis meublaient le temps mort. Du côté «people», on apercevait Mireille Mathieu, Enrico Macias et Gilbert Montagné. Ça commençait plutôt mal.

Et puis, très tard, Sarkozy est arrivé, trainant derrière lui son épouse de l'époque, la récalcitrante Cécilia. Il a fait un petit discours dont je ne me souviens plus très bien et il est reparti.

Passons sur cet épisode médiocre du premier soir. La suite, nous la connaissons : les mauvais symboles (le yacht de Bolloré, l'agitation médiatique, etc.) et les premières mesures erratiques, essentiellement fiscales, en direction de son électorat le plus privilégié. Tout ça pour ça.

En apéro, Nicolas Sarkozy offrit quelques zakouskis pour donner l'illusion de la «rupture» : Fadéla, Rama, Rachida sans oublier Kouchner. Le peinturlurage de la diversité et de l'ouverture s'est vite craquelé. Sarkozy a galvaudé la première année de son mandat en n'engageant pas fermement le pays vers une modernisation nécessaire. Il est resté sur les acquis, grisé qu'il était par son ascension.

Un an plus tard, la crise financière a déferlé sur le système capitaliste, touchant avec un petit retard l'économie française. Sarkozy s'est démené comme il a pu. Le défi était immense pour le dirigeant d'un pays ankylosé par un dialogue social quasi inexistant : un patronat rigide et des syndicats non-représentatifs et profondément conservateurs. C'était très mal parti.

Nicolas Sarkozy et son gouvernement se sont attaqués cependant à des dossiers sérieux, avec des résultats en trompe-l'oeil. La réforme des régimes spéciaux (SNCF, RATP, etc.) est une illusion. Elle coûte plus cher à appliquer que le système antérieur. La réforme des retraites, absolument indispensable, a été timide et incomplète. Il va falloir la revoir totalement, avec courage, sous peine de voir s'écrouler le financement des pensions dans les prochaines années.

Sur des points secondaires, Nicolas Sarkozy a reculé face aux lobbys. Je pense notamment aux taxis parisiens. Il était question d'en augmenter le nombre, trop faible pour la capitale. En 1920, il y avait 25.000 taxis à Paris. Il n'y en a aujourd'hui que 17.000 pour une demande beaucoup plus forte. Les chauffeurs de taxi se sont révoltés. Pas question d'encourager la concurrence, même si les voitures disponibles sont rares et, pour beaucoup, agglutinées dans les aéroports. Les chauffeurs de taxi ont bloqué Paris pendant 48 heures. La réforme nécessaire de leur profession a été enterrée prestement. Sur ce point comme beaucoup d'autres, Nicolas Sarkozy a flanché.

Comment prétendre abattre le «capitalisme financier» quand on plie aussi vite devant les vociférations d'une corporation très minoritaire ?

©Plantu/Le Monde
Investi de la légitimité d'une victoire nette à l'élection présidentielle et soutenu par une solide majorité, Nicolas Sarkozy aurait pu aussi s'attaquer sans attendre au fléau social inventé par le gouvernement de Lionel Jospin sous l'impulsion de Dominique Strauss-Kahn et Martine Aubry : la réduction du temps de travail à 35 heures, une mesure suicidaire qui plombe l'économie française sans réduire le chômage. Sarkozy a vaguement écorné ce boulet sans jamais oser vraiment en délivrer les entreprises. Encore une occasion ratée.

Parallèlement, Nicolas Sarkozy a satisfait les revendications extravagantes de certains secteurs comme celui de la restauration. La baisse de la TVA représente un cadeau annuel de 3 milliards d'€. Les restaurateurs n'ont que très partiellement utilisé cette énorme cagnotte pour, comme ils l'avaient promis, embaucher, investir et baisser le prix des menus.

Je pourrais multiplier les exemples. Nicolas Sarkozy, englouti par la crise financière internationale, a géré les affaires à la petite semaine. Ces derniers mois, il a multiplié jusqu'au grotesque les «réunions de la dernière chance» destinées à «sauver l'Europe». Ces derniers jours, sentant l'échéance de sa difficile réélection approcher, il a brandi le référendum comme arme suprême pour «redonner la parole au peuple» sur l'immigration et les allocations chômage. Petite manœuvre qui n'engage à rien mais qui peut plaire à son électorat le plus droitier.

Nicolas Sarkozy qui a eu tous les pouvoirs n'a pas engagé le pays vers le sursaut économique. Il aurait pu réformer profondément la formation professionnelle, favoriser la recherche et inciter les entreprises à investir. Formation, recherche, investissement. L'équation est pourtant évidente.

Il a aussi abandonné la jeunesse, tout particulièrement celle des banlieues. Rien n'avait été fait de sérieux par les socialistes auparavant dans ce domaine. Nicolas Sarkozy a persévéré dans l'inaction. Il est incroyable de constater que l'ambassadeur des Etats-Unis en France est plus investi dans les quartiers difficiles que ne l'est le gouvernement français qui se contente de déployer des CRS. On a même vu récemment des émissaires du Qatar distribuer des bourses dans les cités.

Je crois que Nicolas Sarkozy a des qualités et une énergie hors du commun. Mais il les a mal utilisées pendant les cinq années de sa présidence. C'est un gâchis.

Je suis donc un «déçu du sarkozysme». Je n'espérais pas tout de lui. Mais quand même un peu plus que ce qu'il a réalisé. Le principal reproche que je lui adresse est simple : il n'a pas fait ce qu'il avait promis de faire. Sarkozy n'a pas fait du Sarkozy. On aurait pu juger sur pièces s'il était allé au bout de son programme de 2007. Il nous en a offert une version «light», insipide et désordonnée.

Alors, maintenant, en 2012, quelle est l'alternative ? Elle est hétéroclite et peu mobilisatrice. J'oublie volontairement les candidatures subalternes : Dominique de Villepin, Eva Joly (pathétique !), Nicolas Dupont-Aignan, les deux trotskistes (beaucoup plus fades que d'habitude) et quelques inévitables hurluberlus. Par chance, Boutin, Morin et Chevènement ont plié boutique en évitant de prolonger la situation ridicule où ils s'étaient plongés.

Marine Le Pen surnage dans ce marigot. Elle est coriace et maîtrise à merveille l'outil télévisuel. Son discours sociétal reste aussi nauséabond que celui de son père. Son programme économique est absolument aberrant. Le retour au Franc et le protectionnisme cocardier ne sont que des fadaises inapplicables, de fausses solutions offertes à un électorat déboussolé qu'elle tente de séduire avec la formule illusoire : «c'était mieux avant». Confier les commandes à Marine Le Pen reviendrait à plonger la France, non pas au niveau de la Grèce, mais à celui de l'Albanie.

François Bayrou a peaufiné son sempiternel discours sur «la troisième voie», ni gauche ni droite. Face à la médiocrité ambiante, il en deviendrait presque intéressant. Mais l'homme est affreusement seul, sans appui et sans relais. On sait depuis 1965, grâce à Jean Lecanuet, que le centrisme en France est une baudruche vide. Valéry Giscard d'Estaing, pourtant issu du centre, ne s'y est pas trompé en gouvernant à droite.

François Hollande fait de beaux efforts de concentration, en se drapant ostensiblement dans les frusques de Mitterrand. Il a réussi à maintenir l'apparence d'une unité autour de lui, ce que son ex-épouse Ségolène Royal n'était pas parvenu à réaliser il y a cinq ans. Mais il louvoie encore autour d'un programme sans souffle et sans ligne directrice. C'est de la social-démocratie de deuxième main, alors que les temps difficiles que nous traversons réclament des choix clairs, audacieux et parfois brutaux. Les quatorze années du mitterrandisme nous ont appris que le PS pouvait gouverner mais ne savait pas choisir. Hollande, cela risque fort d'être du Mitterrand sans inspiration, avec sans doute moins de machiavélisme. C'est déjà ça.

Alors, il reste Jean-Luc Mélenchon. Je suis à l'opposé de 95% de ses idées. Son alliance stratégique avec le reliquat du PCF devrait m'en détourner encore davantage. Et pourtant, il y a chez Mélenchon une hargne salutaire. Je pense que le bonhomme est sincère. Il fonce dans le tas, se contrefiche des petits marquis de la communication et bouscule le ronron policé de l'espace médiatique. Il parle vrai, au service d'une ligne politique que je ne partage pas. Mais on l'écoute. Je l'écoute. 

Quand il parle «au nom du peuple» (comme le font les autres sans savoir ce que cela veut dire), il n'est pas ridicule. Il se présente comme le candidat des «pouilleux». Ils sont peu à réclamer cette étiquette. J'aime sa véhémence, sa culture historique, son maniement subtil de la langue. L'homme est un peu roublard mais diablement intelligent. Il est beaucoup plus aiguisé politiquement que ne l'était Georges Marchais, marionnette issue du stalinisme. Mélenchon, c'est une sorte de Georges Frêche qui ne dirait pas d'ignominies. Et Frêche a été un homme politique majeur, malgré les scories de son parcours.

Dans ce choix qu'on nous offre, je suis donc tenté de faire le grand écart. Passer de Sarkozy à Mélenchon. Oui, carrément ! Non pas que je signe des deux mains le programme du «Front de Gauche», loin de là ! Mais je veux, avec un tout petit bulletin de vote, exprimer ma profonde aversion face à l'expérience Sarkozy.

Le vote Hollande n'est qu'un «vote utile», pas très grisant. On sait où cela va conduire : à une politique de gestion pépère, probablement un peu moins inégalitaire. Pas de quoi rêver.

Si je ne change pas d'avis avant d'entrer dans l'isoloir, le vote Mélenchon serait clairement pour moi un vote protestataire. Je ne prends pas de grands risques : Mélenchon n'accèdera pas au second tour. Mais j'espère que son score sera solide, grâce à des voix populaires qui échapperaient ainsi aux mirages du FN.

Un bon score pour Mélenchon, ce serait surtout un avertissement pour le PS : un coup de cravache pour ne pas rêvasser dans la tempête. 

lundi 6 février 2012

Claude Guéant, éthnologue



Il faut reconnaître à Claude Guéant le mérite d'avoir porté le débat politique français à un niveau bougrement plus intéressant que celui du PIB et des chicaillades sur la TVA sociale.

Le week-end dernier, face à un auditoire d'étudiants droitistes, le ministre de l'Intérieur a déclaré : «Toutes les civilisations ne se valent pas. (…) Nous devons protéger notre civilisation».

La petite phrase a soulevé un brouhaha indigné à gauche, comme il se doit. Et Marine Le Pen a, de son côté, reproché à M. Guéant de venir picorer dans sa basse-cour. Peu importe, en vérité.

Revenons à la déclaration liminaire de l'homme-lige de Nicolas Sarkozy : «Toutes les civilisations ne se valent pas.» Claude Guéant a ensuite clairement revendiqué son affirmation, avec des variantes, en remplaçant par exemple le mot «civilisation» par le mot «culture». Pour simplifier le débat, acceptons d'assimiler culture à civilisation. Il y aurait pourtant là matière à une analyse encore plus fouillée. D'autres s'y sont employés brillamment. Mais passons.

«Toutes les civilisations ne se valent pas.» Cela ressemble à l'énoncé d'un sujet de bac de philo. Ce que sous-entend ce présupposé, c'est que notre civilisation, la civilisation occidentale, est supérieure aux autres. Claude Guéant veut bien dire cela puisqu'il nous demande de «protéger notre civilisation». 

Contre quelle menace ? Claude Guéant vise, sans la nommer, la civilisation islamique. C'est clair comme de l'eau de roche. Le ministre souligne, dans son discours, les combats de son gouvernement contre le voile intégral et les prières dans la rue. Manière pour lui de réduire la culture, la civilisation et la religion islamiques à leurs manifestations les plus visibles, les plus marginales et les plus récentes.

Mais revenons à notre grande civilisation occidentale magnifiée par Claude Guéant. Oui, nous sommes fiers de notre civilisation et de sa culture. On lui doit Mozart et Couperin, Shakespeare et Goethe, Hugo et Cervantes, le Parthénon et la cathédrale de Reims, Rembrandt et Michel Ange. Je pourrais prolonger la liste à l'infini. L'Occident a inventé l'imprimerie et Internet, le cinéma et le moteur à explosion, la démocratie et le libre échange.

Mais la roue apparaît d'abord en Mésopotamie dans la civilisation sumérienne (3500 ans avant J.-C.). Le calcul et l'arithmétique, avant d'intéresser la Grèce antique, sont développés en Asie, en Egypte et dans le monde arabe. Les premières formes d'écriture reviennent aux Sumériens (encore eux !) et aux Egyptiens de la haute-antiquité.

Puisque Claude Guéant nous invite à porter un jugement de valeur sur les civilisations, il faut bien constater, objectivement, que la civilisation occidentale n'a pas produit que des chefs d'oeuvre.

Dans le parcours de notre civilisation, il ne faut pas oublier certains épisodes peu civilisés : les croisades, l'inquisition, l'esclavage et la traite des Africains par le commerce triangulaire, le colonialisme et le massacre des populations indigènes en Amérique du Nord et du Sud, le fascisme et le nazisme, les guerres de religion et l'Holocauste, la bombe atomique. Ces graves dérives sont également à inscrire au bilan de la civilisation occidentale. Une cantate de Bach, même la plus sublime, ne peut effacer ces tâches indélébiles.

Un peu d'humilité devrait nous pousser à prendre en compte aussi des civilisations beaucoup plus anciennes. Je pense en particulier à la civilisation égyptienne, vieille de 5000 ans ou à la civilisation chinoise qui remonte à plus de quatre millénaires. Comme en Occident, tout n'est pas exemplaire dans la longue histoire de l'Egypte et de la Chine. Mais on ne peut pas, d'un trait de plume, même en étant un ministre de l'Intérieur expéditif, reléguer en deuxième division des civilisations qui furent beaucoup plus avancées que la nôtre. La Chine et l'Egypte inventaient, construisaient et prospéraient quand les Occidentaux passaient péniblement de la grotte à la hutte.

C'est à tout cela que Claude Guéant aurait dû penser en prononçant, un peu à la légère, ce grand mot de «civilisation». On voit bien l'embarras que ce mot, lourd de sens, provoque à présent dans son propre camp. La meilleure conclusion est fournie par le bon sens poitevin de Jean-Pierre Raffarin : «Claude Guéant est meilleur ministre qu'ethnologue». C'est dire que M. Guéant, compte tenu de son action ministérielle, est un bien piètre ethnologue. Dommage que Claude Lévi-Strauss ne soit plus là pour nous le confirmer.