"Ce qui barre la route fait faire du chemin" (Jean de La Bruyère - 'Les Caractères')

dimanche 28 décembre 2014

Tanger, notes de voyage




On a beaucoup trop écrit sur Tanger. On n'a sans doute pas assez regardé. Je vais néanmoins écrire encore un peu.

Tanger n'a pas trop souffert en apparence du colonisateur. Avisée, elle en eut plusieurs, parfois en même temps. Diviser pour exister toujours.

A Tanger, les premiers mots de langue étrangère qui fusent chez les habitants ne sont pas du français, comme dans le reste du Maroc. C'est de l'espagnol, rugueux et infusé par les 15 kilomètres d'eau salée qui nous séparent du rivage des Ibères. 

J'aurais donné cher pour être témoin de la scène racontée par Daniel Rondeau dans "Tanger et autres Marocs". A peine débarqué, Truman Capote, furibard, croise sur la plage son ennemi personnel Gore Vidal, arrivé à dessein quelques jours auparavant pour lui gâcher le plaisir de la découverte en primeur de la ville. 

Le trafic des corps et des drogues. On l'imagine en évoquant les personnages signalés ici, à un moment ou à un autre : Tennessee Williams, Jean Genet, Mick Jagger, William Burroughs. 

Tanger, ville en pente. Méfiez-vous : pas toujours douce. 

Delacroix et Matisse que tout oppose se retrouvent, à un siècle d'écart, dans la stupéfaction que Tanger produit sur eux.

Tanger, nid d'espions. Les espions sont partis. Le nid est resté. 

Samuel Beckett venait parfois à Tanger. J'imagine son profil d'aigle fixant Gibraltar, attendant Godot. 

Il paraît que Joseph Kessel a écrit un livre intitulé "Le Grand Socco", inspiré par la place ronde à l'entrée de la médina de Tanger. C'est possible. Kessel a écrit tout ce qui était possible de l'être dans cette partie du monde. 

Paul Bowles, l'Américain qui vécut et écrivit si longtemps ici, doit tout à Tanger. Cet écrivain mineur s'est forgé progressivement le rôle d'ambassadeur officieux de la ville auprès des voyageurs plus ou moins artistes qui venaient se faire adouber par lui. Il assurait la permanence culturelle de l'Occident dans cette cité volatile. Tanger peut le remercier d'avoir cristallisé un mythe, parfois sur des malentendus. Le malentendu, n'est-ce point ce qu'on savoure le plus dans les mythes ? 

Tanger pendant la deuxième guerre fut occupée par la soldatesque franquiste sous la férule du consul d'Hitler, réinstallé à la faveur des événements. Ailleurs au Maroc, le protectorat français s'était mis à carreau, à Vichy. 

Pierre Bergé a sauvé de la faillite la "Librairie des Colonnes", au bout du boulevard Pasteur, l'artère commerçante de la ville européenne. L'endroit, petit et élégant, ressemble à une chapelle tapissée de livres en plusieurs langues.  La piété s'adresse à la multitude de célébrités artistiques et littéraires ayant fréquenté l'endroit depuis 1949. 

Croisés ici ou là, suivis par des grappes dociles de touristes, les guides, en plusieurs langues, finissent par raconter n'importe quoi pour plaire à leur clientèle. Je viens t'entendre par exemple un guide racontant par le menu les pérégrinations de Mick Jagger, défoncé du matin au soir comme il se doit, errant dans la Kasbah de Tanger. On s'étonnait presque, en suivant les gestes du guide, de ne pas voir sur le pavé la trace des chaussures du chanteur des Stones. Le pourboire est au bout du bobard. 

Le Tanger des années folles, celui du statut international : plusieurs monnaies européennes avaient cours, chaque système postal des puissances protectrices avait son bureau. On ne payait pas d'impôts, on commerçait sans entrave, on trafiquait sans vergogne. Le kif (haschich) se vendait dans les bureaux de tabac. La fête, si l'on peut dire, est finie. 

Le week-end, les Andalous débarquent à Tanger comme les Lillois vont en Belgique. 

A l'hôtel El Minzah, l'insubmersible palace de Tanger, je dîne dans l'imposante et fort belle salle du restaurant marocain traditionnel. Un petit orchestre local accompagne moderato les agapes. Le serveur qui m'apporte les plats est doucereux sans être totalement obséquieux. Il est tellement noueux et chenu qu'il pourrait avoir servi ici Rita Hayworth dont le portrait en noir et blanc orne le hall avec ceux des gloires d'autrefois dont le souvenir hante les lieux.

Parmi les visiteurs réguliers du Tanger d'aujourd'hui, Arielle Dombasle et son compagnon Bernard Henri-Lévy, propriétaires jaloux d'un riad planté sur la corniche, face à l'Espagne. Le lieu a été aménagé par Andrée Putman. Ce n'est donc pas un taudis. Les illustres propriétaires ont prudemment fait surélever le mur qui les sépare du café Hafa, endroit magique, agrippé à la falaise, lieu malheureusement fréquenté par la populace tangéroise qui vient y siroter indéfiniment des thés à la menthe en regardant la mer.  

Je séjourne à l'hôtel Villa de France, ancienne résidence diplomatique. L'hôtel a connu des hauts et des bas, des abandons, des résurrections. C'est plutôt une période faste, après une rénovation raffinée. L'établissement est parfaitement situé entre la médina et la ville moderne, dit la brochure. On visite avec dévotion la chambre 35, au coin du bâtiment, au deuxième étage. C'est ici que séjourna le peintre Henri Matisse, un siècle plus tôt. Matisse, issu des brumes de la commune du Cateau près de Cambrai, découvrit avec incrédulité la lumière de l'Afrique du Nord. Installé dans cette chambre 35, il disposait de deux fenêtres offrant deux vues différentes : l'une sur la médina et l'autre sur le port et la mer. Chaque fenêtre donna un tableau, parmi les meilleurs du peintre. La chambre n'est plus jamais louée. Le groom à uniforme rouge à boutons dorés qui vous la fait visiter garde solidement en main la clé d'origine. Un téléphone ancien trône sur une table de nuit. Je doute que Matisse l'ait vraiment utilisé. Le téléphone dans les chambres au Maroc en 1912 ? 

Partout à Tanger, dans les ruelles de la médina ou sur les larges boulevards de la ville moderne, cette nonchalance, cette prévenance, cette amabilité. Si on s'interpelle, c'est en riant. Les adolescents friment gentiment, habillés de survêtements de contrefaçon, siglés Adidas. Les filles, voilées plus que jadis, passent en pouffant. 

On vend des cigarettes à l'unité, des oranges à la pièce et des téléphones portables usagés de provenance inconnue. Ces portables foisonnent sous le burnous. La fin du téléphone arabe. On communique autrement et ardemment, comme dans le reste du monde. L'estaminet le plus miteux annonce à sa devanture qu'il est doté d'une "zone WiFi".

Les automobilistes sont maladroits. Cheminant à petits pas rue d'Italie, le long de la médina, je me suis fait tamponner légèrement l'arrière-train par une conductrice étourdie. Elle semblait sincèrement navrée.

Partout le portrait du Roi, jusqu'au mur écaillé du plus modeste salon de coiffure ouvert tard le soir. Il est laid, ce Roi. Le père avait plus d'allure. 

C'est à Tanger qu'on rêve de croiser, au détour d'une rue sombre, un Orson Welles, gigantesque et épuisé. Cela a pu se produire. Mais plus maintenant.  

Enchevêtrement des religions à Tanger : les églises catholiques, construites souvent par les Espagnols, côtoient les synagogues tandis que la mélopée du muezzin s'échappe des nombreuses mosquées. Les Britanniques, pour ne pas être en reste, ont planté ostensiblement le clocher blanc et anglican de Saint-Andrew au milieu de tout. 

La puissance et la fragilité de Tanger : être à la lisière, en Histoire et en Géographie. Banlieue de l'Europe, balcon de l'Afrique. En dehors du détroit de Béring, c'est le seul endroit au monde où l'on peut voir, à l'œil nu, le continent d'en-face. Supplice de Tantale pour ceux qui aimeraient traverser et ne le peuvent pas. 

Décembre 2014